A moitié plein


Ils se lèvent de bonne humeur. Toujours. Nous dormons tous les trois, Neva la tête en bas, Aaron enroulé dans son doudou et moi entre les deux. Il y a le bourdonnement du ventilo pour nous bercer et nous assourdir en même temps. Il fait trop chaud dans ce sud brûlant, mais jamais assez pour dormir séparés. Ils me réveillent et ils me sourient. Toujours. La vie commence tôt pour les gens heureux, et ils le sont. Ils se chamaillent, ils papotent, ils s'inventent des histoires et ils font parler leurs peluches. Je les découvre. Ils ont grandi. Leur complicité est à son apogée et moi j'écoute tout ça dans le couloir, en apnée et sur la pointe des pieds, pour ne pas les faire s'arrêter. 


C'était nos premières vacances à trois


On m'a demandé comment je me sentais, j'ai répondu forte et vulnérable. 

Quand je suis arrivée là, ma carte bleue était bloquée et je me suis retrouvée comme une pauvresse, à compter les pièces. J'avais beau savoir que ma famille et mes proches me dépanneraient en un coup de fil, que c'était juste un oubli de ma part et rien de très grave, je l'ai vécu comme un drame. J'ai un double maléfique en moi, qui me répète souvent tout ce que je fais mal, et ce double, je lui avais donné des munitions. Même pas foutue d'avoir prévu le coup, même pas foutue d'être autonome, même pas foutue de se débrouiller sans l'aide des autres. Je me suis sentie bête, dépendante, incapable.  Je me suis retrouvée sans repères, seule adulte, avec tous les points en moins que j'ai au compteur de ma vie, dont le plus important en vacances: pas de permis de conduire et pas de bagnole. La dépendance totale.


Les premiers jours je me suis sentie accablée, d'une fragilité extrême. Certains matins je me demandais où je puiserais la force pour tout le reste de la journée. 3 repas par jour, les courses, le sable, les douches, les jeux, les "j'ai envie de faire pipi" 5 minutes après s'être posée sur le transat, les "eh maman" x1000, les "Neva elle m'embête" et les "Aaron il m'a tapée".  Je ne pensais pas à la journée entière, je pensais heure par heure, chacune de nos activités découpée, tout au long de la journée. 


Tout doucement, les jours ont passé, les enfants ont compris, l'importance de jouer le jeu et de faire au mieux. Neva s'est mise à mettre la table, Aaron portait les serviettes et les jouets de bain, ils me laissaient prendre mon café, ils me demandaient comment j'allais le matin. On s'est marrés, on mettait la musique à fond et on bouffait de la pastèque avant de dormir, on s'est baignés sans arrêt, eux qui ne juraient que par la pataugeoire se sont mis à faire des sauts dans le grand bain, ils m'ordonnaient "tu gonfles bien maman, tu gonfles au maximum" et moi je m'époumonais dans leur brassards ananas pour qu'ils flottent bien à la surface. Aaron se faisait des suspenses entre grand et petit bain, Neva décrétait qu'elle avait pied partout, elle sortait son peton de l'eau en affirmant "mais si j'ai des pieds regardez". Elle s'endormait dès qu'elle s'asseyait sur le canapé en rentrant de la plage, et Aaron en profitait pour jouer aux Lego qu'il ne veut jamais qu'elle touche. Après la douche, leur peau fraîche sentais le soleil et ils regardaient les dessins animés, un peu absorbés et complètement lessivés.

Ça a duré deux semaines. 14 jours pour prendre des marques, sur la peau et dans nos coeurs, pour créer des souvenirs pour toujours, et pour ne jamais oublier qu'ensemble on vit d'autres choses que la maison, le bain du soir et l'école. 

A la fin des deux semaines, j'étais plus forte que jamais. J'avais réussi. C'est leurs rires qui résonnent encore en moi qui me l'ont dit. On a dit "au revoir vacances" et on a repris le train, le teint abricot et le sable encore plein les maillots. 


Je les ai quittés sereine, presque soulagée. J'avais redoublé d'énergie pour eux et je pouvais maintenant me reposer un peu. Les laisser vivre de nouvelles vacances avec l'autre pilier de leur existence. J'étais heureuse et enthousiaste, j'allais bien. 


Très vite, trop vite, la nostalgie m'a assaillie


Il y a deux types de gens. Ceux qui vont bien, avec des petits accros, mais sans trop de vagues, leur vie est une mer d'huile, un problème à la fois, on dort sur ses deux oreilles et le sommeil vient en un claquement de doigts. 

Et ceux qui répondent « ça va et toi » par politesse mais ont tant de nuages au tableau. J’ai eu la chance de vivre des années sous un ciel bleu avec les petits soucis que l’on connait tous. Mais ce tourbillon, cette tourmente qui existe quand on bouleverse sa vie, elle signe la fin de l’ère précédente. Quoiqu’il arrive, une douleur muette existe et ne s’efface pas. Pour moi, c'est leur absence et cette vie qu’ils auront désormais sans moi, qui m’a été imposée avec nos choix. 


Je pensais qu’un jour ils auraient 16 ans et qu’ils iraient faire la teuf. Je les aurais attendu sagement en peignoir moche dans la cuisine pour m’assurer qu’ils vont bien en rentrant, aussi bourrés soient-ils. Quelques années plus tard, ils auraient pris un studio et on aurait acheté l’éternel clic clac chez IKEA. Je leur aurai promis des plats tout faits et du linge propre, et ma vie aurait pu ressembler au cliché idiot que je m’étais imaginé. 

Je pensais avoir du temps, avant de me faire à l'idée qu'ils ne "m'appartiennent pas", qu'ils sont libres, et que leur monde ne s'arrête pas à moi. 


Ils ont 5 ans et demi, et 3 ans, et désormais, déjà, une partie de leur vie m’échappe. J’en reçois des bribes le soir dans une video de 15 secondes que je me repasse inlassablement. Ça c’est difficile. Ça, c’est dur. Ça, c’est ce qui peut parfois me faire flancher. Pourquoi s’impose-t-on des choses pareilles ? Je ne m’explique toujours pas comment le fruit de mes entrailles peut être si loin de moi, leur peau me manque, leur voix me manque. J'ai reçu les photos, les vidéos, et j'ai dû faire face: c'est ça la vie, en garde alternée. Ce sera ça ma vie maintenant. Les glaces qu'ils mangent sans moi, les cours de nage auxquels je n'assiste pas, les tentatives, les pirouettes, les pêches au canard, les gamelles, les fous rires, les cheveux qui ont blondis, bref, la moitié de leurs vacances, la moitié de leur vie.


Je détestais la chanson « Tout oublier » , moi le spleen j'adore ça. Et puis j’ai compris. Toute cette brume existe bien, elle est ancrée dans ma réalité à présent. Mais je dois marcher, quand même, je dois continuer d’avancer. 


J'ai compris que je devais me forcer à aller de l'avant


Je peux rester là, sentir leurs doudous et maudire la vie. Je peux aussi me forcer un peu, sourire, sortir de la tempête, chasser les idées négatives dès qu'elles germent, cesser de me complaire dans la mélancolie, choisir le bonheur en le chantant très fort et décider que tout est pour le bien comme je l’avais tatoué sur ma hanche. 


J’ai tout fait tôt. Jeune. Je me suis dis que c'était l’opportunité d’avoir 20 ans à 30 ans. Relire tous mes bouquins préférés et en acheter de nouveau. Boire de l’alcool sans me soucier de mon réveil le lendemain. Faire mes ongles et laisser traîner la vaisselle. Mettre des talons à nouveau. Revoir American Beauty en souriant. Renouer avec moi et me rappeler comme j’aimais BO de Garden State. Me demander où je voudrais être demain. Mais ne plus jamais vouloir savoir ce que je ferais dans 5 ans.


Ils ne sont pas là mais je bois mon café chaudIls ne sont pas là et ils me manquent.  Mais tout ce temps qu'ils me laissent malgré eux, ce temps m'aide à me retrouver Je sors, je marche des kilomètres sous le soleil sans regarder l'heure, avec les écouteurs qui gueulent dans mes oreilles.


 Demain, je prendrais le train. Seule. Pour mes premières vacances entre filles depuis une éternité. Vous êtes déjà descendus à Nice en train ? On longe toute la côté d'Azur les deux dernières heures du trajet. La mer scintille et on colle son nez à la vitre pour l'approcher, hypnotisé. J'aime ce petit bout de voyage par-dessus tout, alors j'ai tout calculé pour le vivre en fin de journée. Les enfants me manquent, mais demain, je prends le train, seule, avec des écouteurs qui gueuleront dans mes oreilles et la mer qui dansera devant le coucher du soleil.


Ils me manquent, oui, mon coeur se serre toujours devant les vidéos. 

Mais j'ai décidé d'aller bien.

On a coupé leur vie en deux, il ne m'en reste que la moitié. 

Il ne tient qu'à moi, de voir ce verre à moitié plein











Commentaires

Orlane a dit…
Quel bonheur de retrouver un nouvel article!
Enfin une personne qui ose dévoiler non pas que ses réflexions ou encore ses moments de bonheur mais égal ses moments de détresse qui sont pourtant présents chez chacun d’entre nous.
La lecture de cet article m’a fait frissonné.
Où puises tu cette force après le tsunami émotionnel par lequel tu es passé ?
Tu as fait ton chemin et tu en ressort tellement forte..
L’écriture comme exécutoire.. Une plume salvatrice.. Tu te confie à nous, et tu nous raconte tellement merveilleusement cette maman si lumineuse et cet amour fusionnel qui te lie avec Aroon et Neva.

Vivement le prochain article!
Amely2a a dit…
Je comprends tellement tout ca �� et c est bon de lire ces choses que l on vit et de voir que l on est pas seule à ressentir tout ca, profitez bien de vos vacances ��������
Emma a dit…
Pas de mots tellement ça me touche 😭🥰 C’est beau c’est émouvant... ça me donne la force malgré que les choses sont différentes, un seul enfant, un père en qui je n’ai pas confiance mais ça me rassure.
Merci et profites de tes vacances solo.
Anonyme a dit…
Sublime ... une fois de plus. Ici c'est pas rose tous les jours et parfois je me dis que ce serait plus facile sans *lui mais l'idée de la garde alternée me terrorise elle est si petite alors on s'accroche et on analyse on parle on a conscience du bouleversement que ce petit etre a crée dans notre vie dans notre quotidien mais on s'accroche car on s'est aimé si fort allez il faut gratter un peu mais il y a encore un peu d'amour ❤ a nous de nous retrouver .. en tout cas c'est beau c'est courageux c'est optimiste merci pour ce bel article.
Kathie a dit…
C’est tellement ça ... j’aime tant ta manière de raconter les choses. C’est beau et poignant à la fois . Je comprends tellement ce que tu vis, mais un week end sur deux pour ma part . C’est toujours très difficile donc j’ose pas imaginer une semaine sans lui. Courage et en tout cas bravo pour vos vacances à 3. :)
Anonyme a dit…
C’est très beau, très sincère, comme à ton habitude...on a l’impression d’être déjà un peu avec toi dans ce train pour Nice...😉 Bonnes vacances entre filles!
Anonyme a dit…
Bravo Delphine. Article très bien écrit comme tous les autres, touchant grace a ces mots posés sur chacune de tes émotions dans ce tourbillon
Anonyme a dit…
C’est magnifique comme d’habitude ❤️