Des âmes qui vivent - premier extrait




Beignets de tomates vertes




Le soleil m’assomme. Il est brûlant, asphyxiant. Je sens ma peau brunir à vue d’œil et je pense avec inquiétude aux cellules qui pourraient fabriquer un mélanome pendant que je me prélasse sur mon transat. Je sors le tube d’écran total pour les détruire et laisser seulement les taches de rousseur éclore sur mes joues. Je ferme les yeux mais je ne suis pas dans le noir grâce à cet astre aveuglant, mon silence est rouge, orangé, chaleureux, enveloppant. J’hésite à me plonger dans l’eau glacée de la piscine, car le cours d’aquagym commence dans cinq minutes, presque en même temps que la session de jeux. Si je me baigne, je n’aurais pas le temps de sécher, je vais goutter devant les autres joueurs, ce sera non seulement inconfortable, mais aussi un peu discréditant. Je ne serai pas prise au sérieux, et jouer c’est pour gagner, donc il faut que j’inspire un minimum de respect. Non, c’est décidé, je garde une tenue décente, et je vais tous les exploser. Aujourd’hui, c’est Time's Up, ma spécialité, je suis imbattable, si mon équipe n’est pas trop à la ramasse, on gagnera une bouteille de champ’ et moi, le champ’, j’adore ça.


Je noue mon paréo sur mon maillot, je récolte de la main juste assez d’eau pour rafraîchir ma nuque et mon front, et je me dirige vers la salle commune du club, où les GO ont installé un grand tableau pour compter les points et le nombre de manches.

Tout le monde est OK, n’est-ce pas ? La première manche, on fait deviner avec autant de mots que nécessaire, la deuxième, uniquement à l’aide d’un mot-clé, et la troisième, en mimant. Les interjections sont tolérées, mais pas les airs de chansons. Que ce soit bien clair, car j’ai déjà constaté avec effarement que les règles ne sont pas les mêmes partout.

Les équipes se forment naturellement, nous sommes quatre, en face ils sont trois. Je suis plutôt confiante, mon équipe m’inspire : une sexagénaire blond platine à lunettes rose vif, très années 70 – je l’ai déjà repérée, plus tôt, au club, c’est une intello, elle avale un bouquin par jour et ne rate aucun cour de fitness, elle sera mon alliée pour les personnages historiques –, un jeune trentenaire, sympa, branchouille, Parisien, il doit avoir à peu près les mêmes références que moi, on se comprendra pour toutes les cartes pop culture, et, enfin, une beauté de vingt ans, percée partout, avec la fesse bien ferme et les faux cils qui papillonnent dès qu’on lui parle. Je m’étonne de la participation d’une telle créature à ce moment un peu ring’, mais je me réjouis de la parfaite diversion qu’elle représente, pour déconcentrer l’adversaire.

En face, ça déborde de testostérone, on a un petit lot de mecs barbus et tatoués, le biceps gonflé à l’hélium. À tous les coups, ils vont se livrer une petite guerre d’ego et ne vont pas s’écouter parler, c’est parfait, on ne va en faire qu’une bouchée. Je suis en train de briefer mon équipe qui me regarde avec des yeux ronds, visiblement, ils n’ont aucune notion de la compétition, quand les trois zigotos d’en face sont rejoints in extremis par Atomic Bomb, celui que je dévore des yeux tous les jours à la piscine. Hors de question de me laisser déconcentrer, que le meilleur gagne ! La partie commence, il n’y a plus d’autres règles que celles du jeu, les sentiments ne comptent pas.

Les trois tatoués sont définitivement idiots. Atomic Bomb s’appelle Alex, il s’est imposé en leader malgré lui, c’est peut-être le seul qui ait jamais ouvert un livre de sa vie. Il est beau. Châtain, bronzé, ambiance loup de mer sorti des eaux, « j’ai passé ma journée à voguer sur l’océan et je fais une brève escale dans un Club Med pour jouer à Times Up ».

Il a eu la décence d’enfiler un tee-shirt, contrairement à ses vulgaires partenaires de jeu. Il marque, point sur point, sa vivacité fait remonter son équipe complètement larguée et quand mon tour arrive il me tend un paquet fin comme une enveloppe, en gardant pour lui ses vingt points prétentieux.

— Nina, c’est ça ? Allez, je te laisse finir cette manche. Ça va aller ? me lance-t-il avec mes malheureuses cartes.

Blondie vient de finir son Spritz, à 14 heures en plein cagnard, elle est bonne pour la sieste, et les deux autres flirtent ostensiblement. Je désespère. Riri, Fifi et Loulou osent même me narguer, eux qui n’ont pas été foutus d’enchaîner deux points d’affilée. Je bouillonne.

Je me retrouve à devoir faire deviner le film Beignets de tomates vertes.

Allez, Blondie, c’est un film, OK, il contient le nom d’un fruit, d’accord, mais en frit, tu sais, la friture, on le plonge dans l’huile bouillante et ça cuit comme ça, c’est un… c’est un… non, OK, alors ça ressemble à un donut ! Mais sans le trou au milieu ! Et le fruit tout le monde croit que c’est un légume ! Il est souvent rouge, mais dans ce film non… Comment, ça tu ne comprends rien, Blondie, fais un effort, écoute-moi attentivement, c’est la couleur de l’espoir.

Le sablier finit de s’écouler et le GO sonne la fin. Je n’ai même pas réussi à épuiser le petit tas de cartes restantes en un coup. Je suis écœurée. Mon adversaire s’adresse à moi :

— C’était Beignets de tomates vertes, hein ? 

— Oui ! J’adore ce film.

— Moi, j’adore les tomates vertes. Mais la tomate n’est pas un fruit.

— Si.

— Non.

— Si.

— Peut-être que madame…

— Mademoiselle…

— Mademoiselle veut vérifier ?

— C’est inutile, mais vas-y.


Je cherche, très vite, je balaie les sites peu fiables, ceux qui semblent ne pas aller dans mon sens, voyons, voyons, jardinermalin, bonjourlespepins, ah, voilà. Selon les botanistes, le « fruit est un produit végétal succédant à la fleur et qui renferme les graines de la plante ». La tomate regroupe toutes ces caractéristiques, et n’est, par définition, pas un légume, qui est la partie comestible d’une plante potagère.

— Je m’incline.


Il s’incline ! J’adore avoir raison.


— Merci, dis-je, triomphante.

— Mademoiselle, alors ?

— Oui.

— Comment se fait-il qu’une telle beauté ne soit pas accompagnée ?

— Tu n’as pas plus lourd comme drague ?

— Oh si !


La partie reprend, j’ai réveillé Blondie en lui demandant ce que ça lui faisait de perdre des neurones à cause de l’alcool consommé en grandes quantités, piquée au vif elle a commandé un Perrier et s’est remise dans le game. On remonte, lentement mais sûrement, les points s’accumulent, je vois Atomic Bomb me mater, je me régale, je le détaille à mon tour, mais plus discrètement, il n’a pas de montre, juste un bracelet de toutes les couleurs un peu enfantin, il a mis le maillot bleu ciel qui tombe impeccablement sur ses hanches, il se touche le torse en basculant en arrière quand il est pensif et il fait craquer son cou ou ses doigts à la fin d’une manche.

Il profite d’un moment suspendu grâce au sablier qui s’est coincé et qui nécessite, vraisemblablement, un doctorat pour être secoué et remis d’aplomb, pour me relancer.

— Alors comme ça, tu n’aimes pas qu’on t’appelle madame ? C’est un complexe ? Tu n’aimes pas les couples ?

— Oh non quelle horreur. Il faut se soucier de l’autre, le bichonner, laver ses chaussettes, quand on fait les courses, il faut penser au bon dentifrice, celui qui ne lui fait pas mal aux gencives. Et puis il faut être là, dans la routine et l’ennui, accepter de ne sortir du train-train qu’une fois par an, en vacances. Apprendre le compromis…

— Apprendre à se taire ?

— Toujours, pour éviter une dispute !

— Ne pas se tromper sur son dessert préféré ?

— Jamais de chocolat noir !

— Devoir apprendre une chorégraphie à son mariage ?

— Et après il faudrait faire des gosses !

— S’emmerder au square ?

— Changer leurs couches et détailler ce qu’on a trouvé dedans.

— Subir les pics partis tout seuls.

— Ah, oui, ceux qu’on ne « pensait pas » ?

— Et puis se farcir une passion à la con !

— Les documentaires sur les baleines !

— Le foot !

Oh ! ça vous emmerde qu’on joue ?

On se poile, mais nos rabat-joie de coéquipiers nous rappellent à l’ordre. Je crois que je n’ai jamais rencontré un mec aussi drôle que lui. J’aime l’humour grinçant et le sarcasme. Il était déjà beau, maintenant qu’il m’a fait rire, il est sexy. Mon loup de mer a le regard qui brille, il me lance des œillades, essaie de me déconcentrer, ce n’est pas très fair-play, mais la séduction est un jeu, alors moi aussi je peux essayer. Je me redresse, j’adopte une posture plus gracieuse, je détache mes cheveux assemblés à la va-vite sur le haut de ma tête, ils dévalent en cascade dans mon dos, accentuant ma cambrure. Je ralentis mes mouvements, je souris, je le pique, le taquine, il ne me lâche plus du regard, dix points pour moi, nous sommes ex aequo, il ne reste plus que les mimes, attention, ma belle, c’est pas le moment de lâcher, tant pis si tu es ridicule et pas sexy, l’important c’est de gagner la partie.


Les Trois Mousquetaires, Jules César, Julia Roberts, Gladiator, Valentine’s Day.


— J’ai trouvé un autre truc horrible chez les couples mariés, glisse-t-il à mon oreille. Ceux qui s’achètent des fleurs seulement à la Saint-Valentin !

— Quel enfer !

— Il n’y a que les gens qui ne s’aiment pas, pour fêter la Saint-Valentin.

— La tristesse de la queue, chez le fleuriste…

— Non merci !

— On ne ferait jamais ça, nous !

— Nous ? Tu veux te marier avec moi ?

— Interflora, c’est ton tour ! nous coupe Blondie.


J’ai rattrapé mon retard, nous sommes au coude à coude, c’est à lui, il ne doit pas faire plus de quatre points sinon c’est foutu pour moi, les tatoués ne connaissent aucun réalisateur mais en imitant des tirs ils nous sortent L’Arme fatale et lui donnent le cinquième point. C’est fini. Raté, perdu. Je suis vexée, il jubile. Alors que les trois crétins se congratulent pour leur victoire dont ils ne sont aucunement responsables, une guêpe m’attaque. Je bondis de mon fauteuil, elle me poursuit, le GO me demande de me calmer, je suis rouge comme une tomate, elle s’en va, je me rassois penaude et je me déteste pour ce moment gênant.


— Putain c’est dingue, j’ai peur des insectes et à chaque fois il faut qu’ils se jettent sur moi.

— Comme je les comprends.


Je relève la tête vers lui et lui demande :

— C’est vrai ? Tu ferais pareil à leur place ?

— Tout pareil.


Il me regarde de haut en bas et effleure mon dos du bout de ses doigts, délicatement, comme une petite brise dont ma peau frissonnante se délecterait.


— C’est quoi ton type, Mel Gibson ?

— Mon type ? Marrante, compétitrice, taches de rousseur, et fan des documentaires sur les baleines. Je t’offre un verre, pour me faire pardonner ta défaite ?


Les coéquipiers retournent à leur transat, il ne reste plus que nous, je me plonge dans son regard bleu et sa peau ambrée, la compet’ me paraît nettement moins cruciale tout à coup, j’abdique, je me sens même prête à picoler et à admettre mon échec à condition de pouvoir l’embrasser. J’en crève d’envie, juste un baiser, je peux sentir son souffle contre mes lèvres, nous n’avons pas encore fermé les yeux, il se noie dans les miens, je le désire, si brutalement, si ardemment, que je pourrais le mordre, la moiteur a imbibé nos maillots, il ne nous reste plus qu’à éteindre cette chaleur qui inonde nos corps, aller se baigner ou courir vite dans une chambre pour finir de déshabiller ce que nos regards ont déjà ôté, nos visages se rapprochent, doucement, nos lèvres se frôlent, délicieusement, enfin… La tension sexuelle est à son comble, c’est alors que les enfants font brusquement irruption dans le patio en s’agitant comme des asticots.

— Papa, maman ! Ça fait une heure, vous étiez où !

Milla est extatique. Son visage est recouvert de maquillage, elle ressemble à un guépard à paillettes. Lily veut se baigner, elle nous tire par le bras pour nous entraîner jusqu’au grand bassin.

Milla dit qu’elle doit d’abord se démaquiller, qu’elle est crevée parce qu’elle a répété tout l’après-midi pour le spectacle de vendredi, elle a un rôle important, ce n’est pas drôle papa, c’est du sérieux, tu sais, et pourquoi tu ris, maman, vous êtes vraiment pas marrants, les parents.

Elle est si fière, il faudra absolument la filmer, tiens, ça me fait penser qu’il faut que je recharge la batterie de l’appareil photo, je le ferai tout à l’heure quand on rentrera au bungalow.

— Maman, tu sais que Lily a appris à nager ?

— Ah bah ça tombe bien ! Papa avait justement envie de nous emmener à la plage. N’est-ce pas, chéri ?


Je prends la main de Milla, elle me parle du spectacle. 

Il m’attrape par la nuque pour me voler le baiser que l’on avait laissé suspendu, et s’éloigne avec Lily sur ses épaules. 

Elle a jeté ses brassards, c’est fou ce qu’elle a grandi pendant ces vacances, je n’ai pas envie de rentrer, quand on sera à la maison, il faudra réserver les prochaines, cet automne peut-être, on pourrait partir à la campagne, on irait tous les quatre cueillir des fleurs, des pommes et des tomates vertes.



---




 « Des âmes qui vivent » sort  le 29 janvier 2021. 



Précommandes: 

https://www.fnac.com/livre-numerique/a15558350/Delphine-Maarek-Des-ames-qui-vivent

https://books.apple.com/fr/book/des-%C3%A2mes-qui-vivent/id1544247534

https://www.amazon.fr/%C3%A2mes-qui-vivent-French-ebook/dp/B08Q8B8V5P





Commentaires

Anonyme a dit…
Génial 😍
Anonyme a dit…
Comme toujours cette façon d’écrire tellement magnifique.
Cette simplicité que j’aime chez toi, et que j’aimerais toujours.
Cette douceur, cette amour qui se lit dans ta façon d’écrire.
On s’imprègne de l’histoire. C’est tellement plaisant.

Bien à toi.
Laure
Alice a dit…
Waouh ! Quel talent ! Ces lignes glissent toutes seules...
Tellement hâte de lire la suite !
Anne Sophie a dit…
Une pure merveille, j'ai hâte de tenir le buqin papier dans mes mains.