Demain il fera jour
On avait trois fois rien. Du temps,
l’ivresse de la jeunesse, et rien à foutre de ne pas avoir d’argent. On
cherchait du boulot et on vivait dans 29 m2 avec des murs rose et vert. On tenait à un et demi dans la cuisine et on dormait dans le
canapé parce qu’on avait qu’un lit une place. Ça n’a pas duré. Quelques mois, quelques semaines. Dis, tu te
rappelles ? IKEA, le deluxe sans fromage et notre maison noire et
blanche. Les meubles laqués étaient à la mode et on trouvait qu’il n’y
avait rien de plus joli. La vie était devant nous d’ailleurs nos projets
n’allaient pas plus loin que les prochaines vacances.
Un jour on a parlé
mariage et enfant, on avait tous les deux le prénom Aaron dans nos listes secrètes et tu m’as
posé des questions sur les bagues que j’aimais. J'aimais les pierres de couleur, pas les diamants, tu avais trouvé ça
original et différent. Tu te rappelles de notre vie d’avant ? Tu n’as
pas l’impression que c’était il y a 100 ans ?
L'époque où on voyait un p'tit qui
nous ressemblait un peu dans la rue et qu’on s’imaginait que c'était le nôtre. Cette pensée réchauffait mon cœur et tourmentait mon
ventre. Je passais la main dessus en sachant qu'il n'y avait rien dedans et j'y rêvassais passionnément.
—
Il n'y a plus un seul meuble laqué, ma nouvelle obsession, c'est le velours. Mon ventre porte les traces des deux bébés que j'ai portés. Hier, on a mis un film. J’ai sursauté quand elle a pleuré. La fatigue et la déception m’ont envahie. On a mis sur pause à la 17ème minute et on n’a jamais rappuyé sur lecture. Elle nous a rendu fou, mais maintenant qu’il fait jour je me dis qu’elle avait juste besoin de nous.
Quand il fait jour, tout va toujours mieux. Tout est moins dramatique, les idées sont plus claires, rangées, ordonnées.
J’aimerais
te dire que j’assure pour deux et que tu ne seras plus jamais fatigué.
J’aimerais prendre ton ras-le-bol et le jeter par la fenêtre, j’aimerais
trouver une potion d’énergie et la boire jusqu’à la lie. J’aimerais te
dire que demain il fera jour.
Il y a quelque chose que je
sais. Rien ne dure. Surtout quand elle est grande comme ça, comme ce matin dans
le canapé, je l'ai vue et j’ai été saisie, cette allure de petite
fille, ses bras qui s’affinent et ses cheveux qui poussent. Et lui, avec
ses manières de pré-ado et son air de tombeur sur la photo de classe. Je suis
dans le RER, il y a un papa avec un biberon à la main, c’est un mam,
comme les nôtres, il tient son fils contre lui alors qu’il est bien en
sécurité dans le porte-bébé. Je me reconnais dans ce papa parce que je suis pareille, quand je suis dehors avec mes enfants, le monde entier disparaît
derrière eux, on est dans notre bulle et plus rien d’autre n’existe. Il
est avec son petit garçon, bien plus petit que ma dernière, et j’ai réalisé
que cet âge ne reviendrait pas. Jamais. J’avais le souvenir de ma
blondinette, biberon tenu à la
main, son body débraillé et ses cheveux en bataille, qui déambulait dans
le salon en attendant son grand frère.
Non. Rien ne dure.
Ni
ton premier je t'aime, ni les roses du 10 mars, ni le saphir bleu qui
finalement s’est rayé plus vite qu’un diamant, ni les biberons mams, ni
les veilleuses tortues, ni les bodys, ni tes cernes, ni mes soupirs, ni
nos silences, ni nos absences.
Tu me manques, tu sais.
J’aimerais
voir la fin d’un film avant qu’on ne s’endorme ou qu’ils ne toussent.
J’aimerais bien manger quand le plat est encore chaud et oublier à tout jamais la voix de
crécelle de Mickey. J’aimerais t’avoir rien qu’à moi sans que les deux
glues accourent par jalousie et s’incrustent dans le trop rare bisou que
l’on se fait le soir.
Les gens se demandent
comment on gère deux enfants, mais on ne gère rien, on s’adapte, on
survit et on verra bien. Parfois on fait sauter le bain en se disant
qu’on leur donnera demain, souvent on fait cuire des sachets de légumes
vapeur avec du quinoa et du ketchup, et toujours on les couche en
poussant un ouf de soulagement tout en fermant la porte. Ma vie est une
succession de phases d’épuisement et de moments de joies
extraordinairement puissants. Neva est du genre hurleur, comme son
frère, on pourrait vivre en boule quiès tellement la moindre contrariété
chez eux déclenche une vague de cris stridents à nous péter les
tympans. Parfois je craque, et quand c’est le cas je pense à Augustine
et tous les anges comme elle qui me crient ma chance depuis
le ciel. Je me reprends, je savoure autant que possible ses hurlements.
Ça fait trois ans que ma maison n’a pas l’air rangée plus de 24 heures,
que nos commodes cachent des affaires pas repassées et mal pliées, que
je clos toujours le dimanche soir une semaine entière de malbouffe en
assurant le lundi que c’est fini, et que j’oublie de t’embrasser le
matin parce que je suis en train de rater mon bus. Ça fait quatre ans.
J’ai les boules. Où es-tu ? Où est-ce qu’on est passé ? Où est le mec
qui me faisait danser au Duplex jusqu’au petit matin et me draguait sur
MSN ? Où est passée la fille insouciante qui portait des robes trop
courtes sans collants en plein hiver et relisait les passages préférés de ses conversations MSN avant de dormir ?
T’étais croque de moi, moi je rêvais de toi.
Tes « je t’aime » étaient trop beaux pour être vrais, pince-moi, je passerai bien ma vie toute entière avec toi tu sais?
Je
voudrais arracher ta fatigue, la jeter par la fenêtre et rater mon bus
pour prendre le temps de t’embrasser comme si c’était notre premier
baiser. Tu sais mon amour, demain il fera jour.
On est
toujours là, quelque part, on ne partira jamais. Ni le lover d’MSN, ni
la fille sans collants. Ils se sont juste un peu effacés. Ils ont fait
de la place pour un papa aimant et une maman dévouée. Ils sont débordés,
épuisés, dépassés, désespérés. Ils mettent les films sur pause à la
17ème minute et ne les reprennent jamais. On est là.
Mais
demain ? Demain Aaron dormira jusqu’à midi et voudra aller à l’école
sans nous. Demain Neva saura lire et voudra se coiffer toute seule. Ils
seront différents, ils seront grands.
Les body seront pliés et repassés soigneusement pour la première fois, dans une caisse à la cave.
L’odeur
poudrée du Mustela ne flottera plus dans la salle de bains ni sur ses
pyjamas. Il n’y aura plus de tah, caca, kouya, et pouki. Les chaussures
ne seront plus aussi galère à enfiler et les livres ne chanteront plus
de chanson quand on appuie sur un bouton. Elle ne sera plus une énigme à
déchiffrer. Elle ne se blottira plus au creux de ton cou, tétine dans la
bouche et main sur ta nuque, encore toute ensommeillée. Il ne parlera
plus de son déguisement de pirate-spider-man ni des pouvoirs de
Brainiac. Ils discuteront, se chamailleront, auront des débats animés
sur le film qu’on va regarder en entier. On échangera un clin d’œil
amoureux, et on aura le temps de s’embrasser le matin devant leurs
visages horrifiés qui nous diront qu’on est dégueu. Je sais que je
retrouverai dans tes yeux l’expression du 10 mars 2009 et je sais qu’on
sera fiers de nous. On aura vécu les couches et les nuits blanches,
ils ne seront plus qu’un souvenir doux-amer, empreint d’une nostalgie
qui nous enveloppera douloureusement. Parce qu’après tout, qui pourrait
ne pas aimer l’odeur du Mustela et le bonheur d’avoir vu grandir son enfant ?
Rien ne dure. Demain cette vie-là aura disparu. Regarde comme elle nous file entre les doigts.
Je sais qu’ils crient trop. Mais regarde comme ils sont beaux.
Tu
vois on a réussi. Avec trois fois rien, on a eu un océan d’amour et
quelques cris.
Et puis mon bus attendra. Allez, viens, on savoure.
C’est dur parfois, mais demain il fera jour.
Regarde-les manger la pâte pas cuite des sablés à la
cannelle.
Regarde leur yeux devant le sapin de Noël.
Vois comme on est heureux, pince-moi fort.
Tu sais, je passerai bien ma vie entière à vous aimer plus fort encore.
Commentaires
Profitons savourons et dans 15 ans on leur courera après pour un bisous
Merci
Je n'ai jamais rien commenté sur internet, mais aujourd'hui je me lance parce que mon coeur cri de le faire. Tes articles m'ont rassuré quand j'étais enceinte je les lisaient sous la couverture pour pas que la lumière de mon téléphone et mes angoisses ne gêne monsieur. Tu m'a aidé tu sais.. j'ai compris que rien n'est parfait et que cette petite fille qui est arrivé le 11 juillet 2017 ne changerais pas totalement ma
Vie. Aujourd'hui ton article fait écho à la tempete que je vis aussi. Et tes mots sont ceux que je pourrais écrire pourtant mere que d'un enfant. cette routine des soirées et des nuits trop courtes, du temps qui passe vite mais qui manque en même temps et cette phrase "on se retrouveras" qui m'arrache quelques larmes. Merci de me rappeler que rien ne dure et que les choses changes .Que pour chaque nuit sombre il y a un jour ensoleillé.
Je vous souhaites comme je me souhaites des promenades mains dans la main dans une autre vie ou nous serons nostalgique de cette année.
Charline 29ans maman
Bravo qu'elle plaisir de te lire et même si on le sait ne pas se sentir seule.
Ces moments là personne ne nous les rendra et quand nos petits auront quittés la maison elle nous semblera bien vide.
Et effectivement pensons egalement à tous ces parents dont les petits anges sont partis et qui aimeraient être à nos places mort de fatigue et à bout de patience.
La vie est belle même si parfois elle est dure.
Je t'encourage à continué d'écrire ne serait ce pour que moi je me sente moi seule😉
Laura
Il permet de relativiser même si parfois c’est dur.
Merci ❤️
Certaines périodes sont plus difficiles que d’autres et la fatigue nous faut voir tout en noir si bien qu’on en oublie l’essentiel.
Un jour ils seront grands, un jour ils n’auront plus besoin de nous, un jour nous ne serons plus fatigués et pourtant quand on se remémorera ces moments je sais avec certitude que tout cela nous manquera ❤️
Parfois on lutte , on se fait violence en effet en pensant à Augustine ... mais ce quotidien qui nous ronge (((
alors oui il faut profiter de chaque instant et composer avec les difficultés . Et quand l'Amour est là on sait que tout reviendra .
Tu respire la sincérité tu es transparente et naturelle, tu trouve les bons mots ..
Merci pour ce jolie blog
En espérant que tu écrive un livre !!
Tu es ma préf’ de toutes les blogueuses du monde entier !
Merci pour tes mots qui sont toujours criants de sincérité et troublants tant je peux m’y retrouver.
Je n’suis pas maman alors je ne connais pas encore cette tempête qui peut vous traverser, moi aussi ma pierre préférée c’est le saphir (!!) et ces moments de troubles que tu décris je les ai connus avec mon chéri et j’aurais aimé avoir ton talent pour y poser des mots.
Je vais lui partager ton article je pense :)
Continue je t’en prie ! Écris un livre que je me precipite pour l’acheter !
Je te suis sur insta depuis longtemps, j’aime ton naturel, tes mots sans chichis, ton honnêteté, ta si jolie famille et ton don pour la photo 😍
Merci d’être revenue 💋
Je vous souhaite encore plein de merveilleux instants à l´avenir.
Laetitia (@lilirenarde)
Quel soulagement de lire tes mots ce soir. La société, l'entourage, les proches nous poussent toujours a ne rien laisser paraître mais putain que ça fait du bien de mettre des mots sur nos maux. Avoir un enfant même le plus parfait soit il (#mamanobjectiveforever) bouleverse un couple. Les hauts se font plus rares que les bas mais les hauts sont toujours plus fort et on se raccroche a cette idée que ca ira mieux plus tard. Plus tard quand les enfants seront grands ou alors tout simplement plus tard quand on aura compris une bonne fois pour toute que si on a décidé de fonder une famille c'est pas pour rien. L'amour vaincra... toujours !
Ne t'arrêtes jamais d'écrire
Sarah
Comme toujours une magnifique écriture dans ce si joli texte !
En cette periode si dure pour moi merci merci de me donner le temps d un moment d évasion et surtout la sensation que ce monde n est pas si dur que ça. Tu me fais rêver à chaque texte que j attends avec impatience. Longue vie à toi et ta petite famille.
Je te suis sur insta mais je n'avais jamais vu ton blog, et je trouve cet article tout simplement extraordinaire et touchant. Les années passent tellement vite et en tant que parents on se perd un peu je pense. Moi je suis maman depuis le 25 juillet 2018 donc je suis au stade couche et je n'ai pas encore vécu ce que tu as écris mais je le crois bien parce que je pense que tous les parents ont cette étape malgré tout l'amour qu'on porte à nos enfants bien entendu. C'est un passage à franchir comme tu dis si bien " demain ils seront différents."
Je te souhaite du courage et tu verras après la pluie vient le beau temps !!
Bravo bravo bravo !! Un livre pour 2019?
Merci pour ta sincérité.
Je n’ai pas d’enfant, je n’ai pas la meme vie, et pourtant ... tes mots me touchent tout autant, voire plus!
Merci pour ces 10 minutes de bonheur!
Mais clairement dans quelques années tous cela nous m’a quera on est bien d’accord !
Merci pour ce magnifique texte qu’il ne faut surtout pas que j’oublie de faire lire à papa 😉
Belle vie à toi 😘
Bisous d une maman d un petit garçon de 2 ans qui ne dort toujours pas des nuits complètes ou presque et qui est follement amoureuse de son papa depuis ces 16 ans (bientôt 13 ans de relations ).
Bisous de Suisse
Deborah
Merci.
Nadia
Merci pour tes mots qui résonnent tellement fort et qui font du bien.
Être Maman sans oublier d'être femme et amante. Une vie à 2000 à l'heure. Demain ça ira mieux.
Merci de toujours nous faire partager tes pensées avec une si belle plume !
Je suis juste en essai bébé et parfois j'imagine la vie que ça serait. J'ai peur de tout ça, du manque de temps pour nous, de la fatigue.. Mais on veut tenter quand même. Enfin, on a le temps. Cela fait presque 4 ans qu'on essaye d'avoir notre mini nous alors forcément les scénarios se sont bousculés dans nos têtes.
Ta plume est merveilleuse chère Delphine. Prenez soin de vous, je vous embrasse.
Je viens de vous decouvrir il y a a peine une semaine.
Merci
Cécile 37 ans
MAman de Léon 5 1/2 et Joseph 3 ans.